Yagoua : Entre Projets Structurants et Dérives Sociales Silencieuses

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Au cœur du Mayo-Danay, la ville de Yagoua connaît une transformation accélérée portée par d’importants chantiers d’infrastructures. Entre ponts transfrontaliers, projets rizicoles et ambitions économiques, la commune s’impose comme un pôle stratégique régional. Mais à l’ombre de ce dynamisme, des réalités sociales plus sombres émergent, mettant en lumière les conséquences souvent ignorées du développement accéléré sur les jeunes filles et les communautés locales.

Une ville en mutation, entre croissance et héritages

Yagoua, fondée en 1960 et bordée à l’Est par le fleuve Logone, joue un rôle pivot dans la région de l’Extrême-Nord. C’est un carrefour entre le Cameroun et le Tchad, soutenu par une économie centrée sur l’agriculture, notamment à travers la SEMRY (Société d’Expansion et de Modernisation de la Riziculture) et la SODECOTON. Ce tissu productif fait de Yagoua un grenier agricole, soutenu par une population estimée à près de 170 000 habitants et marquée par une forte diversité ethnique et culturelle.

Depuis l’inauguration du pont sur le Logone reliant Yagoua à Bongor, symbole de l’intégration régionale, de nombreux espoirs ont émergé. Mais à mesure que les grues s’élèvent, d’autres histoires, moins visibles, s’écrivent dans les quartiers périphériques.

Les enfants oubliés des chantiers : un drame silencieux

Des mois après le départ de l’entreprise française Razel, en charge de la construction du pont, plusieurs mères adolescentes élèvent seules leurs enfants, issus de relations éphémères avec des ouvriers ou cadres du chantier. Dans les quartiers de Bagara, Danayré ou Tikoro, ces « enfants oubliés des chantiers » sont devenus un sujet d’inquiétude. Privés de filiation légale et souvent de soutien matériel, ils cristallisent les dérives sociales que peuvent engendrer des projets mal encadrés sur le plan humain.

Des témoignages poignants révèlent la souffrance de familles abandonnées à elles-mêmes. « Ma fille croyait en des promesses de mariage. Aujourd’hui, elle élève seule son enfant, stigmatisée par le voisinage », confie Kalfou André, père d’une jeune fille concernée. D’autres dénoncent la passivité des autorités et l’absence de dispositifs de responsabilisation pour les entreprises impliquées.

De nouveaux chantiers, les mêmes risques ?

Alors que la réhabilitation des périmètres rizicoles de la SEMRY a été confiée à une entreprise chinoise, les craintes d’une répétition du scénario se multiplient. Des ouvriers étrangers s’installent, attirant la curiosité — parfois l’engouement — de jeunes filles en quête de meilleure condition de vie. Aminatou, habitante du quartier Hleke, résume le sentiment général : « Elles tombent vite sous le charme de ces étrangers, sans penser aux conséquences. »

Ce phénomène s’accompagne d’une hausse préoccupante des cas d’infections sexuellement transmissibles (IST), notamment chez les adolescentes. Des formes déguisées de prostitution juvénile apparaissent : contre une robe ou un téléphone, certaines acceptent des rapports non protégés, sans conscience des risques sanitaires ou sociaux.

Appels à l’action : éducation, encadrement, responsabilité

Face à cette crise latente, de nombreux acteurs appellent à une réponse multisectorielle. Jean Mballa Mballa, Président du CRADEC, propose la mise en place d’un code de conduite pour les entreprises, un plan de gestion sociale et une implication plus forte des communes dans la prévention. « Les projets structurants ne doivent pas engendrer des dégâts sociaux. Il faut anticiper, éduquer et encadrer », plaide-t-il.

L’éducation sexuelle reste aussi une priorité. Informer les jeunes filles, dialoguer dans les familles, impliquer les leaders traditionnels et religieux pourrait contenir cette spirale. Par ailleurs, plusieurs voix réclament une meilleure responsabilisation juridique des pères présumés, souvent absents après la fin des chantiers.

Un avenir à construire autrement

Les mutations de Yagoua doivent se conjuguer avec des garde-fous humains. Le développement ne peut se résumer à l’élévation d’un pont ou à la mécanisation des périmètres agricoles. Il s’agit aussi de construire des communautés solides, respectueuses de leurs filles et conscientes de leur vulnérabilité face aux dérives du progrès.

Les jeunes femmes de Yagoua ne doivent pas être les victimes collatérales du développement. Elles doivent en être les actrices. Leur avenir mérite mieux qu’un destin brisé par un chantier sans lendemain.